Décidément ce confinement aura au moins eu une conséquence positive : me permettre de taper dans ma réserve de samples et de faire pas mal de dégustations.
Mais quand on se retrouve devant plus de deux cents échantillons, il n’est pas toujours aisé de choisir auxquels s’attaquer. Va-t-on aller vers des rhums récents mais que l’on n’a pas eu l’occasion de goûter, vers des rhums rares d’embouteilleurs indépendants des années 80 ou encore vers des vieilleries du milieu, voire du début du 20ème siècle ?

Martinique oldies – line up
Pour cette dégustation un peu spéciale, c’est vers cette dernière catégorie que je me suis dirigé : un rhum des années 20, un des années 30, un autre des années 40 et un dernier des années 50, tous martiniquais. Une occasion particulière ? Non, juste une envie de me frotter à ces vénérables rhums. Je n’ai malheureusement pas énormément d’informations sur ces vieilleries mais je me suis concentré sur la partie dégustation pour en apprendre plus sur ce que pouvaient être les rhums de Martinique d’une autre époque. J’ai procédé à cette dégustation en partant du plus vieux, pour remonter vers le plus “jeune”.
Allons-y !
Rhum Nokito (Bellet) – 20s 30s

Rhum Nokito (Bellet) – 20s 30s (crédit photo : http://www.lespetitscelliers.com/)
Et voilà, un rhum de négoce dont la mise en bouteille date des années 20/30 (et qui était vendue en format 1 litre).
Sur le premier nez, certes il n’est pas puissant mais il n’en est pas moins fort expressif. On sent très nettement la réglisse, le caramel cuit, un peu de pomme et une certaine fraicheur mentholée. Il me fait clairement penser à ces rhums où mélasse et pur jus étaient associés, un peu à l’image de certains guadeloupéens (la série des Bellevue 1998 que l’on trouve chez tant d’embouteilleurs indépendants). Après avoir recouvert les parois du verre, d’autres notes émergent, sans prendre le pas sur le profil initial : des notes torréfiées chaudes et du poivre principalement mais aussi un très vieux bois, peut-être légèrement moisi, un peu de sucre roux et un peu de cannelle. Une belle complexité, et un vrai côté agréable. Il en a de belles choses à raconter !
En bouche, l’attaque est un peu aqueuse et la texture est vraiment « légère », bien plus que ce à quoi je m’attendais ; par moment, on a presque l’impression de ne rien avoir en bouche ! On retrouve bien ce profil classique « Bellevue 98 » et bien que la texture soit si aérienne, les arômes sont bien là, eux.
La finale est longue et intense sur les notes de réglisse/caramel cuit/cuir/menthol et laisse d’ailleurs après quelques instants une impression assez fraiche en bouche.
Etonnamment expressif que ce rhum des années 20 ! Il en a encore sous le capot et m’a permis de connaitre et de comprendre encore un peu plus l’univers des vieux rhums de Martinique.
Rhum Dubech Jeune – 30s 40s

Rhum Dubech Jeune – 30s 40s (crédit photo : http://www.lespetitscelliers.com/)
Au premier nez, il est moins expressif que son aïeul mais aussi plus fin et, bien que l’on décèle certains marqueurs similaires au Nokito, ils demeurent pour l’instant au second plan et c’est un boisé fin, associé à la canne et à un peu de zest d’orange. L’ensemble est plutôt frais et équilibré. Je suis agréablement surpris. Il gagne naturellement en expressivité sur le deuxième nez, avec une augmentation des notes de vieux rhum où de la mélasse a été utilisée et c’est logiquement la canne qui tend à disparaitre. L’orange se renforce elle aussi et est saupoudrée de poivre. Le bonbon anglais fait une apparition remarquée. Pas mal mais il perd un peu de ce que j’appréciait de ce rhum sur ma première impression.
En bouche, la texture est semblable au précédent, très légère, presque diaphane, vraiment étonnant. L’alcool très discret permet de le garder longtemps en bouche et de « jouer » avec. Sa typicité disparait presque et on retombe à nouveau sur le profil… Bellevue 1998 sans tout à fait le rejoindre, puisqu’il est un peu plus équilibré et garde tout de même un peu de ce que l’on connait des rhums purs jus de canne. Un peu décevant mais pas vraiment surprenant, tant ces arômes « mélassés » sont puissants et présents.
La finale est similaire à celle du Nokito (en un peu moins lourde), avec cependant un alcool qui chauffe l’arrière du palais de manière agréable, assez longuement.
Bien que proche de son aïeul, il est un tantinet plus équilibré grâce à la canne qui tente de résister autant que faire se peut.
Old Nick Negrita Bardinet – 40s

Old Nick Negrita Bardinet – 40s
Le premier nez n’a rien à voir avec les précédents et est un peu en retrait. Je m’attendais (naïvement) à des similitudes avec le Negrita d’aujourd’hui, il n’en est rien. Une canne discrète, fraiche et poivrée domine timidement. Il y a cependant un arôme de peinture (plus précisément la peinture utilisée pour les figurines miniatures !), qui est un peu dérangeant. Son deuxième nez renforce son identité atypique, avec une noix qui m’a sautée aux narines, ainsi qu’une impression un peu verte, que ce soit en termes de notes végétales ou de son boisé. Un peu l’alcool de prune, de poivre et une impression de sucrosité et vous obtenez un profil hors du commun et agréable à humer.
En bouche, petite déception avec… moins de choses que ce à quoi je m’attendais. On a tout de même une impression agricole et le boisé est fin mais c’est à peu près tout. Pas mauvais mais un peu simple et passe-partout. Je dois avouer cependant qu’une certaine mesure et un certain équilibre ne font pas de mal après les deux précédents !
La finale est chaude, presque empyreumatique et on retrouve la noix mais qui se fait légèrement torréfiée. Pas très longue mais sympa.
Définitivement le plus agricole des quatre. C’est le seul à ne pas avoir ce profil mélasse et de ce fait il a bien tiré son épingle du jeu.
Charleston Marie Brizard – 40s 50s (44%)

Charleston Marie Brizard – 40s 50s (44%)
Ce premier nez m’emmène en fait sur le profile que j’attendais du Negrita et est assez proche du Nokito, avec précisément ces notes très franches et un peu entêtantes des rhums mélasse/jus de canne : caramel cuit, réglisse, un peu de cuir. Il est cependant moins frais que l’ancêtre et donc aussi encore moins équilibré. Le rhum étalé sur les bords du verre, il devient plus sombre : la réglisse est bien noire, des notes de café font leur apparition et il offre comme une impression cendrée. L’alcool ressort également, ce qui n’est pas plus mal, ce peps étant bienvenu.
En bouche, on est sur un profil parallèle aux deux premiers mais avec une identité plus « dark ». On y retrouve le café et le bois carbonisé (en plus de ce qui caractérise le Nokito et le Dubech). De manière assez paradoxale, cela apporte un certain équilibre, ou plutôt une complexité bienvenue. C’est aussi celui qui a la présence en bouche la plus affirmée (peut-être quelques degrés en plus que les autres).
La finale s’enfonce encore dans de sombres abymes, mais des profondeurs loin d’être désagréables !
Dans son style bien à lui, il m’a plu. Il est sombre et chaud, ce qui le différencie des deux anciens. Bien sûr il manque de fraicheur et de fruité mais il nous livre une expérience intéressante et unique.

Rhums Old Nick/Negrita et rhums Charleston – Je ne sais pas desquelles de ces bouteilles mes échantillons provenaient
Quel voyage ! Des rhums vraiment très éloignés (si ce n’est le Negrita) de ce que la Martinique produit de nos jours. Et bien qu’il soit extrêmement intéressant de se pencher sur de tels rhums, ils sont sans doute moins qualitatifs que ceux sortis sous AOC (bien que cela reste très subjectif bien sûr). Un autre temps et un autre style.
Merci à tous ceux qui m’ont envoyé des photos de leurs bouteilles afin que je puisse illustrer cet article : Vincent, Nico, Jean-Louis, Thomas, Chris et Luca 🙂